Archives mensuelles : mai 2015

REALITY

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Reality[1] ou une inquiétante étrangeté

Une petite fille endormie dans un 4/4, seule au milieu d’une forêt. Un chasseur, un peu plus loin vise une bête sauvage. La petite fille lève la tête et reprend sa lecture, réveillée par des coups de feu. Blonde et espiègle, elle fait d’emblée penser à un personnage de conte, à Boucles d’or ou peut être plus précisément au petit chaperon rouge de notre enfance.

L’inquiétante étrangeté commence dès cette première séquence, aucune peur de sa part, aucun affect, elle, sans aucun doute, sait.

Le chasseur n’est autre que son père qui revient chargé d’un sanglier. Cut sur la maison, pléthore d’animaux empaillés contemplent la scène de l’éviscération de l’animal, du déjà vu pour elle, un non événement , cela a déjà eu lieu.

Freud nous indique que parmi les « multiples nuances de signification, le petit mot heimlich en présente également une où il coincide avec son contraire unheimlich. Ce qui est heimlich devient alors unheimlich [...] deux ensembles de représentations, qui, sans être opposés, n’en sont pas moins forcément étrangers, celui du familier, du confortable, et celui du caché, du dissimulé. » [2]

Dissimulée dans le ventre de la bête, une cassette qu’à la volée, elle a vue. Seul temps d’arrêt dans le regard qu’elle porte sur son père et la bête, moment d’effraction et d’énigme dans cette opération routinière. Le savoir des adultes ne lui apporte aucune réponse même lorsque sa maîtresse indique que le sanglier est omnivore, personne ne la croit. « Ce n’est pas possible ! »

Reality [3] veut savoir, tient tête… et sous l’œil de son nounours, qui, comme la poupée de l’homme au sable, paraît animé, la retrouve dans la poubelle au milieu des abats.

Parallèlement, un caméraman, qui a écrit le scénario d’un film d’horreur rencontre un producteur. Il doit, pour débloquer les financements faire entendre le gémissement le plus terrible de l’histoire du cinéma et en être récompensé. Dans la salle de visionnage, des images défilent, on y voit la petite fille qui ne peut s’endormir.

 

A partir de là, les univers s’entrecroisent, se mélangent, se superposent, comme dans Mulholand Drive[4] ou Holy Motors[5]. Les repères vacillent, les rêves envahissent l’écran, mais sont-ce des rêves? Le désir file, l’Oscar est là, tout près, mais le public est anonyme et le nominé ne peut aller l’atteindre, cloué sur son fauteuil. Des scènes se répètent à l’envi, les marques espace/temps sont troublées. Cela s’est-il passé avant ? Après ? Qui est qui ? Et où ? Une même séquence se démultiplie dans différents lieux, le film n’est pas encore tourné…mais il apparaît sur la toile, à la stupeur du futur réalisateur. . La musique répétitive de Philip Glass brouille d’autant plus les cartes.

Reality continue sa quête, de magnétoscope en magnétoscope, à l’insu des grands, refusant, comme souvent les enfants «  le caractère de semblant des savoirs qu’on leur impose et […] le halo d’ignorance dont ses savoirs sont entourés »[6] . Elle les brave, se lève la nuit, et arrive à ses fins pour une mise en abyme qui, pour la dernière fois du film, convoque l’homme et son double.

 

[1] Film de Quentin Dupieux, février 2015

[2] Freud «  l’inquiétante étrangeté et autres essais » Folio Gallimard, Paris 1985

p. 221

[3] Reality est le prénom de la petite fille .

[4] Film de David Lynch   2001

[5] Film de Leos Carax 2012

[6] Peurs d’enfants Navarin, Seuil Paris 2011, p. 18