«Une pensée qui se lit, s’écrit, s’agite jusqu’à créer du corps »[1], ainsi Boris Charmatz définit- il son art, « un art en prise avec les questions contemporaines, un espace public ouvert et expérimental, résolument en mouvement »[2]. Dans son musée de la danse s’explorent les contraires, arts plastiques et arts vivant, mémoire et création.
« L’Enfant, c’est une question éminemment politique »[3] nous explique t-il lors de sa conférence de presse. Parler de l’adolescence aujourd’hui, adolescence que J-A Miller qualifie d’« artifice signifiant »[4], implique également au temps « des mutations de l’ordre symbolique »[5] et de la montée des radicalisations de travailler la question sous cet éclairage.
Enfant est le titre de la pièce que Charmatz a mise en scène à Avignon en 2011et qui ne cesse de nous interroger sur celui qu’on appelle « un enfant ». Quatre actes, neuf danseurs et 27 filles et garçons de 5 à 12 ans pour témoigner des angoisses de l’auteur quant à la place de l’enfant dans notre société contemporaine.
Pour éclairer son propos, le chorégraphe prend comme référence la conception de l’enfant que donne Lyotard : « Dénué de parole, incapable de station droite…insensible à la commune raison, l’enfant est éminemment l’humain parce que sa détresse annonce et promet les possibles; son regard sur l’humanité qui en fait l’otage de la communauté adulte, est aussi ce qui manifeste à cette dernière le manque d’humanité dont elle souffre. »[6]
Le spectacle commence par la vision d’une grue qui agrippe, soulève et dépose trois danseurs sur le plateau. Ils n’esquissent aucun geste, corps sans autre bougés que ceux qu’elle produit. Temps chapliniens où l’homme est totalement assujetti à l’univers machinique. C’est d’ailleurs une autre machine, qui, à l’instar de Prométhée, insufflera vie à ces masses inertes par la répétition de mouvements singeant l’acte sexuel.
Entrent ensuite neuf autres danseurs chargés d’autant d’enfants endormis, tiraillés en tous sens, enfants victimes, bringuebalés, attachés, enveloppes vides instrumentalisées par les adultes, soumis à leur caprice.Ils répètent ce qui s’est déjà joué pour eux sous les yeux du spectateur voyeur de son propre destin.
Chaque danseur, comme la machine, attrape, porte, pose et passe de mains en mains l’enfant qui se fait objet de son désir, offrant, dans cette pièce, son corps à la jouissance mortifère qui « prend valeur de réel »[7] de l’adulte. Corps endormi, corps mort, yeux fermés, enfant mal- mené, le « p’titom »[8] subit, jusqu’à disparaître dans le sommeil. Charmatz le veut passeur, que chaque spectateur s’y incarne.
Dans le troisième acte, que l’on pourrait interpréter comme la sortie de l’enfance, la pulsion est à l’œuvre. Ils y jouent chacun et pourtant ensemble leur partition, car en ce moment que Freud nomme « métamorphose »[9], c’est sur le mode symptomatique que se fait la socialisation[10].
Dans ce mouvement de révolte, la confusion règne mais apprendre à se tenir est leur affaire, l’un est là pour l’autre lorsque tous envahissent la scène, traînent, poussent, tirent, manipulent pères et mères. « Après l’enfance, le savoir n’est plus lié à l’autorité de l’Autre. Le respect, l’injustice/ la justice deviennent alors des exigences non articulées à une règle commune repérable […] »[11] précise Laurent Dupont.
Et pourtant, comment ne pas voir aussi dans les portés de la fin l’« immixtion de l’adulte dans l’enfant »[12] dont parle Gide lorsque chacun, avec les cartes qui lui ont été distribuées, se charge de construire un monde nouveau. Le joueur de Cornemuse, moderne chasseur de rats de Hamelin doit alors disparaître. Happé par une grue dans le tourbillon jubilatoire qu’il a créé et qui lui échappe, il en aura accompagné le surgissement.
[1] Article Telerama n°3270
[2] ibid
[3] Conférence de presse B.Charmatz 06/07/2011 http://www.theatre-video.net/video/Boris-Charmatz-pour-enfant
[4] Miller J-A., « En direction de l’adolescence », Interpréter l’enfant, Navarin éditeur, Paris, 2015, p. 192
[5] ibid p.198
[6] Lyotard J.F., « L’inhumain, causerie sur le temps », Paris, Galilée, 1988, p.11-12
[7] Miller J-A., « L’enfant et le savoir », Peurs d’enfants, Paris, Navarin, 2011, p.18
[8] Lacan J., Le Séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 161
[9] Freud S., « Les métamorphoses de la puberté », Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Folio Essais, 2001 p. 143-175
[10] cf Miller J-A., « En direction de l’Adolescence », Interpréter l’enfant, Navarin éditeur, Paris, 2015. p. 198
[11] http://www.lacan-universite.fr/wp-content/uploads/2016/03/institut_enfant-news_journee_2017-01.html
[12] Miller J-A « En direction de l’Adolescence », Interpréter l’enfant, Navarin éditeur, Paris, 2015. p. 195