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COMPOSER AVEC SON CORPS

Mathilde Monnier – Pascal Dusapin

par Isabelle Pontécaille

 

Mathilde Monnier et Pascal Dusapin, chorégraphe et compositeur, nous enseignent par leur témoignage, par leurs écrits aussi, de quelle manière leur corps a été convoqué dans leur apprentissage et leur travail de création.

« Apprendre, désir ou dressage », tel était le thème des 47eJournées de l’École de la Cause freudienne auxquelles tous deux ont été invités. L’apprentissage de la musique ou de la danse ne semble pas mettre les deux termes «désir» ou «dressage» en opposition.

Apprendre à jouer d’un instrument nécessite, particulièrement pour la musique dite classique, que le corps soit dressé. La danse classique n’est pas moins exigeante. Musiciens et danseurs ont ceci en commun d’être dressés par les gammes ou sur les pointes, contraints par des exercices, pour la justesse, l’équilibre, la célérité. Mathilde Monnier préfère au signifiant dressage celui de « discipline ». Il s’agit selon elle d’apprivoiser la discipline pour trouver, « au moment où l’on maîtrise la technique » (1), plaisir et désir. Ce dressage, ces heures passées à répéter, note après note, geste après geste, Pascal Dusapin le nomme « instruction » (2) ; celle-ci permet de trouver le son, le phrasé, la tenue, etc., qui caractérisent l’interprétation de l’artiste. Dès lors, cette pratique de dressage du corps ne saurait être pensée sans le désir qui la soutient.

Pour Mathilde Monnier, la rencontre avec la danse s’origine d’un lieu, d’« un espace fermé pour respirer ». La danse se présente pour elle comme un traitement du corps, notamment pour contrer, par une régulation de sa respiration, l’asthme dont elle souffre depuis l’enfance. Elle a, explique-t-elle, l’impression d’avoir toujours dansé, mais pour aller au-delà de cette impression, il lui a fallu, comme l’écrit Rimbaud, « trouver le lieu et la formule ». Elle parle d’un miroir qu’elle a traversé à quatorze ans. Aujourd’hui, cela ne passe plus par la répétition d’un modèle, corps double du sien dans le miroir derrière les barres, mais par le lieu de l’autre.

À Bali, elle s’est imprégnée d’une danse de « l’ombre » dans laquelle le maître dirige sans être vu, derrière le danseur. Lorsqu’elle improvise des chorégraphies où elle danse avec de jeunes autistes, elle transformera ce qu’elle a ainsi appris en un pas de deux singulier, un corps à corps, à même le sol, où elle se fait danseuse-objet de l’autre ; lors des portées, s’opère une bascule du centre de gravité classique.

Quant à Pascal Dusapin, la composition apparaît comme sa réponse au réel des crises d’épilepsie qui, quand il était enfant, le laissaient figé, aveugle, coupé du monde. Il se « rebranchait » en prenant appui sur les chuchotements autour de lui, le retour progressif des sons et des voix de ses parents, couplé à celui de ses sensations et du mouvement – on retrouve de tels moments dans les premières notes de ses œuvres instrumentales, notamment Aufgang ou Imago III , et sans doute les multiples respirations dans ses opéras s’en inspirent.

Dans l’ouvrage qui lui a été consacré, Entretiens sur la musique et la psychanalyse (3), il témoigne combien l’apprentissage d’un instrument pour lequel il n’avait aucune disposition a été pour lui d’une «  violence extrême »  (4) – sa grande difficulté à se soumettre à l’autorité y ayant aussi sa part. « Puisque la musique ne pouvait venir à moi, il fallait nécessairement trouver le moyen d’aller à elle. Alors, apprendre, ce fut composer » (5). Sa solution sinthomatique fut d’en passer par le « monde de l’écriture [comme] dernière tentative d’accéder à la musique ». Ce qu’il qualifie d’« acte de survie » (6) , qui lui est nécessaire aujourd’hui encore pour ne pas mourir, lui a permis de recomposer son propre corps. Il en précise certains aspects : « longtemps, je n’ai pas écrit pour le piano [...] et puis il est revenu. Par le corps. Dedans le corps [...] il fallait préalablement reconquérir quelque chose de ce corps absent du piano ». Ce réapprentissage passe par cette partie du corps qu’est la main : « oui, la main est dans ma tête et je me souviens de tout » (7).

Son savoir y faire avec les coupures, les ruptures des phénomènes de corps résonne dans son œuvre ; il fera de ces moments disruptifs des événements de corps qui lui permettront « d’inventer les fissures, les interstices et les écarts d’où s’échapperont d’autres musiques » (8), d’écrire les silences des absences, les béances, les espaces vides, où Debussy et Miles Davis situaient, eux aussi, la musique (9). Mais s’il apprend de et par son corps, il compose et s’enseigne aussi du corps de l’autre, de celui des autres musiciens pour lesquels il adapte ses œuvres (10).

Le passage s’effectue par une écriture très singulière faite de dessins qui font trace – la chorégraphie des formes y précède les notes –, de traits et de mouvements, pour aboutir à leur retranscription calligraphiée sur des portées, réécriture sur d’autres lignes, avec effet de perte, exigeant un autre engagement du corps, à la table, pour travailler la « masse sonore », le «   flux continu ». Écrire l’espace sonore n’est pas sans lien avec l’architecture, chère également à son maître Xenakis dont il a suivi « dans l’ombre » les cours d’esthétique – l’un de ses outils de réflexion est d’ailleurs l’axonométrie (11). Mais, insiste-t-il, au-delà d’un échafaudage de techniques, il s’agit, dans le processus de création, d’atteindre un point de « non-savoir », là où il n’y a « ni théorie ni raison » (12).

Au retour de ces journées passionnantes, la mise en tension du témoignage de ces deux artistes dans leur singularité, permet de penser, au-delà de « la recherche d’une ignorance prétendue » (13) et de la dichotomie désir/dressage, la forme de l’apprentissage dans une perspective borroméenne (14), qui consisterait dans le traitement d’« un savoir qui travaille pour la jouissance, [...] une conjonction du savoir et de la jouissance » (15) pour chaque Un.

1 : Monnier M., Intervention aux 47e Journées de l’École de la Cause freudienne « Apprendre, désir ou dressage », 25 novembre 2017.

2 : Dusapin P., Une musique en train de se faire, Paris, Seuil, 2009, p. 115.

3 : Dusapin P., Entretiens sur la musique et la psychanalyse. Flux, trace, temps, inconscient , ouvrage dirigé par V. Dechambre, Nantes, éd. Cécile Defaut, 2012.

4 : Ibid., p. 18.

5 : Dusapin P., Une musique en train de se faire, op. cit., p. 115.

6 : Dusapin P., Entretiens sur la musique et la psychanalyse,  op. cit. ,

p. 21.

7 : Dusapin P., Une musique en train de se faire, op. cit.,   p. 60.

8 : Dusapin P., Entretiens sur la musique et la psychanalyse, op. cit. , p. 19.

9 : Debussy Cl. : « la musique est le silence entre les notes » ; Davis M. « la véritable musique est le silence et toutes les notes ne font qu’encadrer ce silence ».

10 : Dusapin P., Entretiens sur la musique et la psychanalyse , op. cit. p. 91.

11 : Ibid., p. 26 : «Projection d’un plan en trois dimensions où les verticales sont toujours parallèles entre elles ».

12 : Dusapin P., Intervention aux 47eJournées de l’École de la Cause freudienne « Apprendre, désir ou dressage », 25 novembre 2017.

13 : Ibid.

14 : Cf. Marret-Maleval S., « Le sinthome. Introduction à la lecture du livre XXIII », disponible sur causefreudienne.net : « Souligner l’hétérogénéité des instances du réel, du symbolique et de l’imaginaire, a aussi pour objet de travailler leur mode de connexion. »

15 : Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Pièces détachées », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 8 décembre 2004, inédit.

 Composer avec son corps : Mathilde Monnier – Pascal Dusapin