Archives mensuelles : novembre 2015

LA SAPIENZA

xheader_faire_couple.jpg.pagespeed.ic.5M4cRQxNPV770X355-Bords-de-scène_lettre-à-Eugène-Green-767x355Lettre ouverte à Eugène Green, cinéaste, écrivain et dramaturge français, par Isabelle Pontecaille

 

Cher Eugène Green[1],

À la sortie de la projection de La Sapienza[2], j’ai immédiatement pensé au thème des 45èmes Journées, « Faire couple », mais cela n’allait pas sans revoir certains de vos films précédents, Le pont des arts et La religieuse portugaise, ni sans lire vos essais : Poétique du cinématographe et La parole baroque, traités théoriques sur lesquels s’appuie toute votre œuvre. Le cinématographe et la question du langage étant en effet des sujets qui me paraissent essentiels.

La Sapienza met en scène deux couples qui évoluent, ensemble ou séparément, se nourrissant de la contingence des rencontres, de la tuchè dont ils sortiront autres …

Il y a, d’abord, celui, fatigué, d’Alexandre et Aliénor, l’architecte et l’analyste, puis le « modèle de toujours »[3] fraternel et quelque peu incestuel de Goffredo et Lavinia, mais également ceux créés par les liens éphémères entre deux générations, qui conduiront Alexandre et Goffredo à Rome sur les traces de Borromini, dans un rapport de maître à élève qui peu à peu s’inversera, ou qui, dans une langue qui n’est pas maternelle, libèreront la parole de Lavinia, lors des visites que lui fait Aliénor, dans la maison familiale du lac Majeur.

Puis très vite, dans ces couples, ce sont les personnages féminins, ce qu’il en est de leur jouissance, autre nom de la souffrance, ce qui en fait des « partenaires symptômes »[4], qui m’ont intéressée, que ce soit le corps diaphane et anémique de Lavinia, la fascination de Julie pour la figure mystique d’une religieuse portugaise, Julie devenue mère sans avoir enfanté, avec, toujours présent, le rapport à la langue de l’autre, ou la figure mélancolique de Sarah, interprète du « Lamento della ninfa », de Monteverdi, qui, au-delà de sa mort, sauve un homme qui a entendu sa voix.

Il s’agit là de figures féminines singulières, indiquant, s’il en est encore besoin, combien « La femme n’existe pas »[5] : « Des femmes, à partir du moment où il y a les noms, on peut en faire une liste, les compter. S’il y en a mille e tre, c’est bien qu’on peut les prendre une par une, ce qui est essentiel. Et c’est tout autre chose que l’Un de la fusion universelle »[6]

Mais, au fur et à mesure de mes lectures et réflexions, m’est apparu un autre couple, celui que vous formez avec “le baroque”, mû par une passion qui traverse toute votre œuvre, peut être même toute votre vie depuis votre rencontre.

« Faire couple » ce serait alors évoquer votre amour pour la littérature, la musique et l’architecture baroques mais surtout votre travail sur scène d’abord, avec le théâtre de la Sapience puis à l’écran, au point, me semble-t-il, d’avoir donné naissance au cinématographe baroque, d’en assumer la paternité, dans ce style, cette « forme contemporaine de poésie »[7], qui vous sont très personnels, sur ce chemin « artistique et spirituel »[8] où la diction et le regard caméra interrogent notre rapport au corps, à la langue, au regard et à la voix .

Vous notez bien qu’il ne s’agit pas d’une vérité mais de la vôtre, de ce qui vous lie à la langue française d’abord et au langage baroque, que ce soit la gestuelle ou l’interprétation sur laquelle vous avez beaucoup travaillé, cherchant que la parole baroque devienne par « la seule victoire possible »[9] de votre engagement, une parole présente, c’est-à-dire « une ouverture vers l’avenir »[10].

Au cœur de toute cette œuvre, une interrogation sur l’amour, une recherche de la lumière que l’architecture de Borromini sublime, de Dieu, du sacré. Vous éclairez les points d’impasse de cette époque, pointant et cherchant à en résoudre les contradictions par une expression, celle de « l’oxymore tragique ». Vous y donnez à la parole, « le rôle clef, car c’est le lieu d’où part toute la construction du monde moderne, en même temps le lieu de référence pour faire apparaître, où que ce soit, le Dieu caché »[11]

Ce monde dont vous parlez nous ramène directement à la Sapienza, où l’architecture de la coupole de St Yves de la Sapience et l’usage particulier que fait Borromini de l’ellipse signe la fin du règne de la sphère et le début de l’époque moderne, annoncée par Kepler. « Toutes les formes sont fondées sur une même ellipse, un cercle, forme parfaite qui se défait par un mouvement perpétuel »[12]. Ce mouvement perpétuel, cette forme parfaite qui se défait est aussi le temps du film celui des variations des couples, dont l’un se retrouve (« C’est par la lumière que nous aurons des enfants »[13] ) et l’autre peut enfin se séparer : « J’avais peur de l’ombre sur toi, parce que nous nous aimons, nous devons nous quitter, c’est le dernier jour de notre enfance, après nous devons nous quitter »[14] .

 

[1]  Eugène Green sort deux nouveaux livres dans « la rentrée littéraire », vient de terminer le tournage d’un nouveau film et sera invité au festival Atlantide à Nantes au mois de mars 2016, avec une projection de ses films au Cinématographe.

[2]  La Sapienza Film d’Eugène Green, 2015

[3] Argument de Christiane Alberti pour les 45èmes journées de l’ECF

[4]   J.A.Miller, L’orientation lacanienne, 1998.

[5]  J. Lacan, « La troisième », discours de Rome, La cause freudienne, n°79, octobre 2011, p. 31.

[6] Lacan. J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 15.

[7] Green E., Poétique du cinématographe Actes sud, Paris, 2009, p. 41.

[8] Green E., La parole baroque Desclée de Brouwer, Paris, 2001, p. 14.

[9]  Ibid., p. 271.

[10]  Ibid., p. 275.

[11]  Ibid., p. 22.

[12] Explication d’Alexandre à Goffredo , La Sapienza.

[13]  Ibid., Dialogue entre Alexandre et Aliénor.

[14] Ibid., Dialogue entre Lavinia et son frère.